dimanche 27 juin 2010



"La vie est un long fleuve tranquille"
Version d'Origine - Saison 1

Mic-mac d’enfants, au bord d’un fleuve d’Afrique en 1962, c’est mon histoire que je vous invite à partager dans ce carnet de voyage. Je l’ai conçu comme une série de télévision, Voici donc la saison 1, les suites 2 et 3 seront bientôt publiées.

Lecteur, je vous invite à me faire part de vos commentaires, témoignages, ou simplement à vous faire connaître pour être informé de la publication des saisons suivantes, par e-mail : jean.louis.empain@gmail.com

NB : J’ai publié ce récit en juin 2010. Depuis, des faits concernant mes origines se sont précisés et j’ai apporté des modifications aux parties 2 et 7.

1 – Avant propos

Juin 2010 : J’ai 50 ans. Voici mon histoire.

Il parait que je suis né à New-York, et je suis arrivé en France à l’âge de deux ans. A deux ans et demi je suis parti au Congo sans mes parents. Là bas, à l’âge de trois ans j’ai disparu pendant 6 mois. On m’a retrouvé en Zambie, où 3 mois auparavant j’avais été recueilli par des missionnaires. J’ai alors été rapatrié en Suisse où "ma famille" est venue me chercher.

J’avais alors 4 ans. Je ne les ai pas reconnu et j’ai refusé de les suivre.

Des interprétations diverses ont alors été émises au sujet de mon attitude. Maintes tentatives on été faites sans que le lien ne se rétablisse. Le fil de ce lien aurait disparu en Afrique, sans que personne ne semble comprendre pourquoi. Heureusement ce fil existait bien. Un véritable sac de nœuds qui a mis 43 ans à se dénouer.

La cause en est le poids des secrets : d’un petit secret à des secrets absolus, ou secret de l’empire contre l’empire des secrets ?

D’un côté, l’empire Empain, qui a dû secrètement cacher un enfant en Afrique et dont le séjour s’est déroulé d’une façon rocambolesque. Le genre d’histoire que les « grandes familles» préfèrent discrètes.

De l’autre, l’empire des secrets. C’est une famille en apparence bien sous tous rapports qui vient de me rapatrier d’Afrique. Pour les formalités de douane elle m’a fait passer pour un de leurs enfants. Mais elle cache à "ma famille" la vérité sur cette tricherie douanière et sur bien d’autres choses encore...

Ce qui a été fait est monstrueux et provoque en moi une profonde confusion sur la réalité de mes origines. Je mettrais 43 ans à résoudre cette énigme et à l’admettre.

Aujourd’hui je m’accommode encore d’un état civil redoutablement faux. Si mon nom n’est pas gravé dans le bronze, il est écrit dans des documents qui attendent leur heure. Il est aussi gravé dans les gênes de la famille Empain qui depuis quatre générations n’a guère eu l’occasion de se connaître de père en fils.

Si toute cette histoire m’appartient je souhaite la partager avec vous. Particulièrement avec ceux qui ont tant souffert et souffrent encore des ces secrets.


Selon toute vraisemblance, je suis né à New-York en 1959,
Paraît-il même à Manhattan, dans l’Empire State Building … !
Quel jour suis-je né ?
Le 15 février, le 10 septembre, ou un autre jour…, je ne sais toujours pas !

Il semble que je m’appelle Jean-Louis Gaspard Empain.

La seule chose dont je sois sûr c’est de mon nom de famille: Empain.
Grâce à des analyses ADN, je sais que je suis un descendant par la lignée mâle de Louis-Joseph Empain, ou moins probablement de son frère François, tous deux baron Belge.
Ma mère était surement Rozell Rowland, et je crois savoir quel Empain est mon père.

En apparence une naissance dorée, avec un avenir tout tracé…

(photo d’illustration)



3 - Atlantique, février 1962.

New York - Le Havre à bord du France. C'est mon premier souvenir précis, sur le pont. Je patiente en écoutant ces dames. Il est question de savoir s'il est bon qu'un petit garçon joue avec les petites filles.

(Photo d'illustration)



4 – France et Belgique, printemps 1962.



De cette période je garde quelques souvenirs imprécis.



Tout d’abord un non-souvenir, celui d’avoir vu les Gilles de Binche à cette époque ; je n’en ai aucun souvenir. Bien que je sache qu’effectivement je suis allé les voir, et probablement en compagnie de ma grand mère Rozell. 



Je me souviens aussi d’avoir été rendre visite à une très vieille dame à laquelle on voulait me présenter. Cette personne devait être en fin de vie car nous sommes allés au chevet de son lit dans une pièce qui ressemblait un peu à un hospice. Mais il y avait aussi un jardin avec des fleurs, une allée en graviers et un puits.



Je voudrais aussi évoquer une chose très particulière qui s’est reproduite plusieurs fois. Quand à l’occasion je me suis trouvé dans des maisons de maître ou de grands hôtels du XIX siècle, en étant dans le hall et s'il y avait des verrières attenantes, j’avais alors un sentiment très troublant de déjà vu. Une sorte de malaise profond car des souvenirs très agréables se réveillaient subitement et je retrouvais des images, des sons de voix, et des odeurs, sans comprendre leurs origines. Il m’est même arrivé que le trouble soit fort au point qu’il me faille sortir et m’éloigner. Je mettais alors un bon quart d’heure à retrouver un esprit serein. J’ai retrouvé Bouffémont en juin 2007. En voyant les grandes verrières de part et d’autre, les connexions entre ces souvenirs et leurs origines se sont faites et j’ai eu un immense plaisir à retrouver cette part de moi-même.

Il en est de même au sujet d’une image d’escalier que j’avais dans ma mémoire et que j’ai souvent retrouvé dans mes rêves, cette image ne m’a jamais causé de troubles. Je sais maintenant que ce sont les escaliers intérieurs de Bouffémont. 



Le vrai souvenir que j’ai des Gilles est tout autre. C’est lorsque l’on a pensé qu’en revoyant les Gilles, cela pourrait m’aider à me sortir de ce que l’on supposait être une amnésie. Et l’on a alors fait venir les Gilles à Chambéry, c’était en 1966 ou 7. Là, je m’en souviens fort bien, mais j’en reparlerais plus tard.

(Photo d'illustration)


5 - Juan-les-Pins, juin 1962.

Je regarde longuement voler les mouettes sur les rochers et ça me fascine. Alors on m'a offert le livre de Jonathan Livingstone Seagul avec plein de photos de goélands.

Ce livre, je l’aurais avec moi en Afrique. Bien plus tard, en France il y avait toujours ce livre, mais il n’était paraît-il pas à moi. Il y avait un petit mot écrit en page de garde. Quelqu’un avait tenté de le gommer. Mais un jour j’ai quand même réussi à en déchiffrer une partie. Il était écrit « pour …… ….. Gaspard …… (signé)… Jacques Henri Lartigue ».

Plus tard la page de garde a été supprimée (méticuleusement découpée au cutter avec une règle), et plus tard encore le livre a disparu, remplacé par une autre édition. 45 ans après, j’ai pu savoir que ce livre était bien à moi…

(Photo d'illustration)


6 - Paris, juin 1962.

Je viens d’arriver de Juan-les-Pins en train avec un monsieur plutôt âgé et très sérieux (E.E). Mais il se passe des choses et nous devons repartir. C’est probablement pour que notre départ ne soit pas remarqué que nous sommes partis sans bagages prendre le métro.

Je dois le suivre et marcher à ses cotés, il ne faut pas trainer, en arrivant sur le quai nous avons un peu de temps. Alors il se met à ma hauteur et me parle, ses paroles sont graves. Il me dit que je suis un petit garçon très intelligent et que je dois comprendre, je dois avoir beaucoup de courage et faire tout ce que l’on me demande, ce qui va se passer va être difficile pour un enfant de mon âge. Mais je ne suis pas un enfant comme les autres, je suis l’héritier, voilà pourquoi c’est ainsi.



Plus loin nous avons du prendre un taxi et nous sommes tous deux arrivés à l’aéroport d’Orly. Il m’a alors confié à la garde de deux femmes avec qui je dois partir en voyage.J’en connais déjà une, Huguette, elle allait m’accompagner une partie du voyage, le temps que je fasse connaissance de Fabienne, avec qui je devrais continuer seul ce voyage.

(Photo d'illustration)


7 - Egypte, le Caire, juin 1962.

Je suis arrivé d’Orly en Caravelle avec Huguette et Fabienne, juste le temps d’une escale de nuit à l’aéroport. En cachette dans les toilettes, on a échangé mes vêtements avec ceux d’un autre enfant qu'une fatma accompagne. Du coup je me retrouve avec une sorte de couche, et je m’insurge car je ne suis plus un bébé. Je revois et j’entends encore Huguette. Elle est habillée en simili léopard, elle m'embrasse et dit à Fabienne qu'elle craint de ne plus me revoir « il est si petit ». Puis Huguette s’en va avec la fatma et l'enfant qui porte mes habits. Déguisé dans les vêtements de l’autre, je reste longtemps dans le hall avec Fabienne à regarder. « Comme c’est beau un aéroport la nuit ! »

Puis nous allons sur le tarmac à côté d’un drôle d’avion attendre mon père qui doit nous rejoindre. Il n’est pas venu d'Orly en même temps que nous. Comme il fait trop chaud à l’intérieur, nous attendons au pied de l’avion et je joue avec l’aileron, qui bouge comme un rien. Puis mon père arrive, et Fabienne lui dit qu’elle est inquiète et que l’avion est un coucou. Il dit que non. Hitler avait le même, la compagnie est sérieuse, ils ont l’habitude de travailler avec eux. On s’installe, ça décolle, ce n’est pas le même bruit que la caravelle, je m’endors.

J’ai deux ans et demi, je découvre le monde et subitement tout va très vite.

Ce voyage est une fuite pour me mettre en sécurité. La tension est extrême et on craint d’être suivi par des tueurs. C’est l’époque des attentats de l’OAS, et simultanément d’autres affaires se traitent dans la violence. On a entre autre paraît-il scié la direction d’une voiture dans laquelle j’étais. C’est de là que j’ai ma petite cicatrice sous la lèvre.

Je me souviens parfaitement de toute cette escale au Caire, comme si c’était hier.

(L’avion était un JU45, Photo d'illustration)


8 - Congo, Kisangani, juin 1962.

Le vol a été difficile avec de grosses perturbations. Changement de programme, on doit atterrir à Kisangani et continuer sur Goma en voiture. Il y a douze heures de route et il fait une chaleur de four. Fabienne exige que l’on fasse une pause car que je voyage depuis bien trop longtemps. Finalement on repartira après une sieste. Mon père nous installera à Goma et repartira.

(Photo d'illustration)


9 - Congo, Goma, septembre 1962.

Depuis plusieurs jours, Fabienne et moi sommes consignés dans une chambre fermée au premier étage d’un hôtel, avec l’interdiction absolue d’en sortir. Le patron de l’hôtel Mr Stroumza est chargé de notre sécurité. Il y a de graves troubles au dehors, ce sont les prémices de ce qui va s’appeler la guerre des affreux et nous devons bientôt être évacués discrètement dans un lieu plus sûr.

C’est mon anniversaire de trois ans. Nous sommes assis autour d’une petite table qui m’arrive au menton, et Fabienne me donne un cadeau que mes parents ont envoyé par avion. C’est une petite voiture Matchbox, une Aston-Healey bleue, coupée décapotable.

Vers l’âge de dix ans en France, j’avais encore cette petite voiture parmi plein d’autres. Elle était dans un état en tous points semblables à celle que l’on peut voir sur cette photo.

(Photo d'illustration)


10 - Congo, Goma, septembre 1962.

On nous a fait quitter l’hôtel dans la nuit en toute discrétion pour nous emmener plus loin, au bord du lac. On ne distingue que des silhouettes, c’est comme une sorte de clairière et on marche dans le sable pour rejoindre le bord de l’eau. A droite, autour d’un arbre à une trentaine de mètres dans la pénombre, il y a un petit groupe d’hommes noirs en tenue militaire sombre. Ils ont des fusils. Ils sont debout et parlent entre eux, ils nous regardent. C’est un peu comme si notre passage a été convenu avec eux, il est toléré mais pas vraiment garanti. Nous passons. Il ne faut pas parler et ne pas les regarder. Quelqu’un me porte et me dépose dans la pinasse.

Un peu plus tard, un autre souvenir : nous sommes tout un groupe dans la pinasse, il fait un soleil de plomb. On m’a calé sous un banc du bordage en caillebotis afin que je sois protégé du soleil, sous les fesses et les jambes des adultes. L’eau est rationnée. Je peux boire une gorgée de temps en temps, et sortir la tête pour voir ce qu’il passe.

(Photo d'illustration)


11 – Congo, automne 1962.



C’est un dispensaire, probablement sur une île au bord du lac Albert.Nous vivons là quelques temps avec Fabienne. Je me souviens d’y avoir appris à jouer à saute-moutons sur un ballon. Il y a là aussi une dame dont je fais connaissance, c’est Monique Laroche. Mais subitement la vie change, beaucoup de gens deviennent très malades, j’ai moi aussi une très grosse fièvre, puis ça va mieux pour moi.

Dehors il y a des gens allongés côte à côte dans le sable. Je cherche à savoir pourquoi ils ne veulent pas se réveiller… mais à trois ans il y a des choses difficiles à comprendre.

C’est sans Fabienne, mais avec Monique Laroche et d’autres personnes que je vais quitter les lieux et partir encore.

(lieu similaire, Photo d'illustration)



12 – Zambie, Mongu. ± Décembre 1962.

(à cette époque le pays s’appelle la Rhodésie du Nord, c’est un dominion Britannique)

Le voyage a du être très long et pénible, peut-être plus de deux jours à voyager sur des bennes de camions au grand air. Nous sommes évacués d’une épidémie*, nous ne devons pas être dans des lieux confinés afin d’éviter de nous contaminer les uns les autres.Arrivés à Mongu, Monique Laroche m’explique que nous allons chez les Atger… Ce sont, paraît-il, des gens très gentils qui ont vécu un grand malheur, une histoire bien triste et ils seront très contents de voir un petit garçon de mon âge … . Monique connaît bien le monsieur, il s’appelle Pierre. Elle dit que c’est un type formidable.

Située sur une petite colline, la station de Mongu est à deux jours de piste de toute autre ville. C’est le chef lieu de district de l’immense territoire que constitue la plaine inondable du haut Zambèze. C’est une sorte de village de quelques maisons et baraquements organisés autour d’un terrain d’aviation en terre battue.

Je suis parti depuis 6 mois. Je suis quelque part en Afrique. J’ai trois ans, et plus rien ne subsiste de ce qui me reliait à ma famille.

(Mongu vue d’avion, archive d’époque)



* Cette épidémie a été diagnostiquée comme étant la rougeole, puis il s’est avéré longtemps après qu’il s’agissait de la variole. Les deux tiers des enfants sont morts, ainsi que beaucoup d’adultes, noirs et blancs confondus.


13 –Séfula, Zambie. Décembre ± 1962.



Séfula est à 20 km au sud de Mongu. C’est là qu’habitent les Atger. Nous arrivons en début de soirée. Il y a là monsieur et madame avec une de leurs filles, ainsi que quelques voisins venus voir les nouveaux arrivants. Mais nous restons à distance de quelques mètres de toutes ces personnes, car notre quarantaine doit encore se poursuivre pendant quelques jours.

La vie s’organise alors ainsi : on nous procure le nécessaire à nos besoins en nous le déposant, puis en se retirant afin que nous puissions venir nous servir. Sur la véranda derrière la maison il y a une grande cage à lapins désaffectée en grillage. Elle a été nettoyée et on y a installé une sorte de petit lit avec une moustiquaire. C’est là que je dors à l’abri des nuisibles. Monique dort sur un lit de camp sur la véranda à l’abri d’une moustiquaire. Pour veiller sur nous, Pierre Atger fait de même.

Le reste du temps nous le passons à l’ombre du grand arbre. Des gens viennent nous tenir compagnie, nous nous plaçons alors de part et d’autre de l’ombre pour conserver une distance sanitaire. Seules deux personnes nous approchent vraiment : Madame le Docteur Picot qui vient nous examiner, ainsi que Pierre Atger qui vient prudemment jouer avec moi, car Monique est très éprouvée et se remet très péniblement. Quelques jours ont ainsi passé, peut être trois ou quatre, mais nous sommes tirés d’affaire et le Docteur Picot met fin à notre quarantaine.

Monique Laroche qui m’a emmené jusqu’ici, ne sait pas vraiment qui je suis. La seule chose qu’elle sache probablement est un moyen de retrouver un contact au Congo afin de prévenir mes parents. Elle va donc repartir en me laissant à Séfula, sous la responsabilité de Pierre Atger et du Docteur Picot. Je suis donc l’enfant…, dont on ne sait pas grand chose.Je suis bilingue français - anglais et probablement d’origine belge puisque je viens du Congo. J’ai avec moi comme bagage, une musette qui contient une petite voiture et le livre de Jonathan Livingstone Seagul, et dans ce livre il est écrit « pour Gaspard ». Alors je suis l’enfant Gaspard.



Séfula est une station de missionnaires de l’Eglise Réformée de France. Elle est constituée de quelques maisons regroupées autour d’un temple. A partir de là, les missionnaires coordonnent un ensemble d’écoles et de dispensaires disséminés dans tout le district et au delà. Pierre Atger est le responsable de cette organisation, il a été élu par ses pairs un an plus tôt.

Le système colonial en vigueur est de type tripartite : les rois tribaux ont conservé leurs droits de vie et de mort sur leurs sujets africains. Mais ils règnent sous la bienveillance de deux conseillers. Le premier est un représentant de la reine d’Angleterre, en charge de la police et des questions économiques. Le second est responsable des affaires sanitaires et sociales, il est délégué par le conseil des missions. C’est à ce titre que Pierre Atger siège aux côtés du roi du Silozi. C’est un confetti d’empire grand comme un tiers de la France.



Dans ce coin perdu, Pierre Atger est un monsieur important. On pourrait penser que chez lui je suis à l’abri entre de bonnes mains. Mais Madame le Docteur Picot sait qu’il n’y a rien de moins sûr, elle va veiller à ce que très rapidement je sois accueilli par une autre famille.

(photo de la maison Atger à Séfula, archive perso)


14 - Qui sont les Atger ?

Lors de mon premier séjour en quarantaine chez les Atger, il y a Pierre Atger et son épouse Dora.

Mais il y a aussi leur fille Madeleine, une enfant triste et réservée. Des années plus tard j’apprendrais que lors de ce premier séjour, elle s’est beaucoup intéressée à moi, et que cela lui aurait fait du bien en l’aidant à sortir d’une torpeur dans laquelle elle était plongée depuis plusieurs mois.

Madeleine, a aussi une sœur et un frère aîné, Catherine et François, qui sont en pension au collège, mais je ferais leur connaissance lors d’un autre séjour.

Depuis six mois, il y a un sujet dont on ne parle jamais chez les Atger. C’est un tabou absolu. Il manque un enfant, le petit dernier. Il est à peine plus âgé que moi…

Mais le Docteur Picot sait tout cela. Elle sait comment et pourquoi cet enfant est absent, et dans quelle situation il se trouve. Mais elle sait bien d’autres choses encore sur cette très étrange famille, des choses exceptionnellement salées, où chaque secret en cache de plus énormes encore. Si elle ne dit rien, elle est totalement opposée à ma présence chez les Atger et exige que je séjourne dans une autre famille plus conforme à Léalui.

(couple Atger à Séfula en 1962, archive perso)


15 – Zambie, Léalui ± janvier 1963.

C’est Pierre Atger qui m’a emmené à Léalui. Situé à 20 km à l’ouest de Mongu sur une île au bord du fleuve, ce dispensaire est un hameau construit en maisons de briques avec des toits de chaume. Il y a là une famille de protestants belges avec laquelle je vais vivre quelque temps. Comme moi, ils ont fui le Congo. Je ne connais plus le nom de cette famille, mais il y avait un garçon qui s’appelait Luc et devait avoir 8 ou 9 ans, une fille aussi plus âgée et peut-être d’autres enfants encore.

Mais à Léalui il y avait aussi Marie-Claire, une jeune femme que j’avais déjà rencontré à Séfula et que j’aimais bien. Pierre et Marie-Claire sont vraiment très amis.

Des premiers temps de ce séjour à Léalui, je n’ai pas vraiment de souvenirs. Si ce n’est qu’un matin on a découvert qu’une colonne de grosses fourmis carnivores avait décidé de traverser ma chambre pendant mon sommeil, heureusement en passant sous mon lit. Et après cela je m’amusais à vouloir les nourrir avec des bouts de feuilles.

(Dispensaire de Léalui, archive perso)


16 – Zambie, Léalui ± février 1963.



Un matin il y a subitement beaucoup d’agitation. Le fleuve est en crue et dépasse le niveau habituel. L’eau monte rapidement et menace les habitations. Il faut évacuer dans l’urgence. Marie-Claire qui est passionnée de photo, se place à l’endroit même où peu de temps après nous devrons embarquer dans une pirogue. De là, elle prend cette photo où l’on voit l’eau arriver sur les maisons.

Je suis sous la responsabilité du père de famille belge et c’est lui le patron du lieu. Nous sommes les derniers à partir, lui, son fils Luc et moi. Le père de Luc debout dans l’eau s’est placé à l’avant de la pirogue pour la maintenir en place dans le courant. Luc est à sa droite et tient le bord afin d’éviter que la pirogue ne verse. Moi, je suis en face de Luc avec de l’eau jusqu’à la poitrine et je tente de me hisser dans l’embarcation. J’en suis peut-être à la troisième tentative quand Luc pousse un cri pour signaler à son père un crocodile qui arrive dans son dos à quelques mètres.

En un instant, le père prend sa décision et il hurle à son fils de me mettre contre la porte (qui à été barricadée), et que je reste là en me tenant à la poignée, puis de rejoindre à la nage la rive du fleuve et d’aller chercher du secours. Je ne sais pas ce qu’il espérait faire mais il s’est tourné et a avancé vers le crocodile. Sous nos yeux, en quelques secondes, la bête se cabre hors de l’eau et attrape le père puis disparaît avec lui dans le fleuve. Luc a hurlé deux ou trois fois en appelant son père puis nous avons fait exactement ce qu’il avait dit. Nous sommes allés jusqu’à la porte, je me suis tenu à la poignée et Luc m’a recommandé de ne pas bouger de là. Je l’ai vu partir en crawl vers la rive.

Bien plus tard, j’ai appris qu’en arrivant sur la berge il était tellement choqué qu’il avait mis très longtemps avant de pouvoir raconter ce qui s’était passé.Moi je suis resté contre la porte en m’accrochant à la poignée alors que l’eau montait. J’ai attendu très longtemps, je me souviens que je regardais les oiseaux qui tournaient au dessus en criant et que j’avais de l’eau jusqu’au torse. Après j’ai du perdre connaissance. Il paraît que c’est un noir en pirogue qui m’a retrouvé le soir à la lueur d’une lampe à pétrole plus loin dans un amas de roseaux.

(Léalui à l'inondation, Photo M-C, archive perso)


17 – Zambie, Léalui ± février 1963.

La station de Léalui a été traversée par le fleuve. C’était une crue sans équivalent. L’eau est montée jusqu’à 1,50 m à l’intérieur des maisons en emportant les portes et en défonçant les murs. Le père de Luc est mort dans les conditions que l’on vient d’évoquer, mais d’autres personnes aussi sont portées disparues.

Dans les temps qui ont suivis, il ne fallait pas parler de l’inondation. Tout cela n’était qu’un mauvais souvenir. Et ceux qui n’y étaient pas, ont à peine su que l’eau était montée un peu plus haut que d’habitude à Léalui. Quand j’évoque cela, je pense particulièrement aux enfants Atger qui eux n’en sauront jamais rien.



J'ouvre ici une parenthèse pour vous parler ce qu'il c'est passé en février 1964, un an après cette inondation.

" Alors que je vis depuis 9 mois dans la famille Atger avec qui je suis arrivé en Suisse 6 mois auparavant, je vais faire un court séjour près de Martigny dans un home d’enfants dénommé « les Muquis ». Il y a là des adultes qui en douceur tentent de me faire comprendre ce qu’ils croient être ma propre histoire afin que j’accepte enfin de rejoindre ma vraie famille.

Ils me racontent des choses qui ne correspondent en rien à la réalité de ce que j’ai vécu. Oui, je suis un gamin de quatre ans à qui on a fait croire des histoires et je vois bien qu’il y a un souci. Mais c’est un dialogue de dupes car ces adultes se sont eux aussi fait rouler sur la réalité des choses. Ils restent persuadés que c’est moi qui ai un problème.

Pendant ce séjour, je dessine une pirogue avec un homme qui se fait manger par un crocodile. On me demande d’expliquer mon dessin et moi je n’ai rien à raconter.

Des années après je comprendrais qu’à partir de cette histoire de dessin on m’a diagnostiqué une amnésie traumatique que j’aurais subi et qui aurait effacée mes souvenirs antérieurs.

Dans la réalité, après le passage du crocodile, j’ai failli me noyer et j’ai probablement perdu connaissance quelque temps. On m’a retrouvé, puis la vie a repris son cour sans que l’on ne m’explique jamais ce qui s’était passé à Léalui, c’est un tabou.

Jusqu’à ce jour en Suisse où je dessine cette scène car intuitivement j’ai besoin de la revoir pour qu'on me l’explique. Jusque là personne ne m’a dit que j’avais assisté à la mort d’un homme. Et la mort je ne sais même pas encore ce que c’est. J’ai aussi sûrement vu dans un livre d’images un gros lézard que l’on appelle crocodile, mais personne ne m’a dit que cette bête qui flottait puis bougeait très vite et qui avait disparu avec le monsieur, c’était un crocodile. Et en Zambie il n’y a pas vraiment de crocodiles, il y a surtout des « ngwena », un mot Silozi que tout le monde emploie, plus simple à crier quand on en voit un.



Pour compliquer les choses, ce séjour a lieu en présence de Madeleine Atger. Elle a quatre ans de plus que moi et elle est persuadée que je suis son petit frère qu’elle a toujours connu, mais qui est parti quelque mois à l’hôpital pour un problème à la tête et qui depuis raconte des fois un peu n’importe quoi.



Ma mémoire est bonne et elle a survécu à un très sérieux lavage de cerveau."

La parenthèse est fermée, nous revenons en 1963 à la photo suivante.

(Léalui après l'inondation, Photo M-C, archive perso)


18 – Zambie, Nalolo, ± février 1963.

C’est Pierre Atger qui est venu me récupérer à Léalui. Il m’a alors emmené en barque à moteur à Nalolo où son épouse Dora assure le remplacement d’une institutrice à l’école. Je reste ici quelques jours avec elle. Mais Marie-Claire qui elle aussi était à Léalui arrive bientôt et c’est avec elle que je passerai la majorité de mon séjour à Nalolo.

Nalolo est à 40 km au sud de Mongu. L’accès ne se fait qu’en barque. C’est un grand banc de sable en plein soleil au milieu du Zambèze.

C’est aussi une des résidences de la reine. Et qui dit reine dit aussi carrosse et celui-là est tiré par des buffles. Je trouve qu’il a beaucoup d’allure, on dirait qu’il est tout droit sorti du roman de Gabriel Garcia Marquez, « Cent ans de solitude ».

(Nalolo, Photo M-C, archive perso)


19 - Zambie, Nalolo, mars 1963.

Ce monsieur c’est Nicodèma, un nom biblique africanisé dont les missionnaires l’ont affublé. Mais ce monsieur a du porter bien des noms, tant il est vieux. On a enquêté pour connaître son âge grâce aux événements dont il a été témoin. On dit qu’il a plus de cent ans. Il a une femme encore suffisamment jeune pour lui avoir donné des enfants de mon âge. Il fait tout ce qu’il a à faire, tranquillement. C’est un sage, très respecté.

Je passe le plus clair de mon temps avec lui. Nous sommes amis. D’un regard nous nous comprenons. Il me montre plein de choses et nous partageons une curiosité l’un pour l’autre.

(Nalolo, Photo M-C, archive perso)


20 - Zambie, Nalolo, mars 1963.

Baignade au bord du fleuve pour que je me réconcilie avec l’eau suite à l’inondation, … merci.

Cette photo a été prise par Marie-Claire, quelques années après elle m’en a donné un tirage au dos duquel, en évitant de mettre un prénom, elle a écrit :

« Un air pensif et charmant, un tantinet méphistophélique : c’est l’affreux du Zambèze ».

Ce jour-là elle prend en photo l’enfant Gaspard dont on ne sait qui il est ni d’où il vient, mais qui a survécu à une épidémie et une inondation.

(Nalolo, Photo M-C, archive perso)


21 - Zambie, Nalolo, mars 1963.

La plaine du haut Zambèze s’appelle le Silozi. Il y a un Roi et une Reine qui vivent dans des lieux séparés. Ils incarnent chacun des pouvoirs symboliques et magiques différents. Selon que la saison des eaux est haute ou basse ils changent de résidence. On appelle ça le Kuomboka. C’est l’occasion de cérémonies et de fêtes, au départ et à l’arrivée. Les déplacements se font dans de grandes barges poussées par des dizaines de guerriers en tenue, la famille royale est installée au milieu sous une tente.

Avec Marie-Claire j’ai participé 3 jours durant au grand Kuomboka, celui où le roi retrouve la reine à Nalolo.

(Nalolo, Photo M-C, archive perso)


22 - Zambie, Nalolo, mars 1963.

Le grand Kuomboka, c’est l’Afrique noire, immense, profonde, riche, mystérieuse, animale, terrible, magique, sorcière, pleine de mythes et de légendes dans laquelle en cette après guerre se sont fondus quantités d’aventuriers blancs. Certains pour tenter la fortune, d’autres pour oublier et la plupart pour se faire oublier.

C’est le lieu des secrets des européens, là-bas très loin, dans des terres coloniales où l’on troque aisément une bouteille de pur malt contre un état civil en règle.

J’ai du partir en Afrique pour que personne ne sache où j'étais. A 2 ans et demi je ne savais pas encore vraiment qui j’étais. Si bien caché que je m’en suis perdu en devenant « L’enfant Gaspard ». Un peu trop jeune, j’étais comme un aventurier parmi d’autres, venu ici se refaire une histoire et j’y ai rencontré la fine fleur des despérados.

Ce n’est pas un hasard si cette image du Kuomboka se retrouve dans les dessins de Hugo Pratt. J’ai découvert Hugo Pratt dans Pif en 1970, et j’ai alors suivi la sortie de ses albums pendant des années. Outre l’excellence du graphisme, je me sentais en résonance avec son univers exotique plein d’aventures, de mystères et de magie, comme «La ballade de la mer salée», où Corto Maltese, gentilhomme de fortune parcourt le Pacifique, devenu malgré lui protecteur d’héritiers perdus.

Un jour de 1974 à Nîmes, alors que j’avais 14 ans j’aurais pu simplement dire « oui » et retrouver d’un coup ma place auprès des miens. Hélas, je n’avais eu jusqu’alors aucune explication valable sur ma situation. Au contraire, mon entourage cautionnait des preuves réputées irréfutables. De loin en loin, en marge de cet entourage, les Empain ou leurs amis, profitant d’opportunités pour me rencontrer avaient tenté de m’aider en s’appuyant sur des arguments falsifiés. En cachette un ou deux proches, que j’avais si souvent vu mentir par ailleurs, m’avaient à la sauvette fait des révélations incomplètes aussi surprenantes qu’improbables, et qui se sont avérées être la réalité.

Au tribunal de Nîmes, on ignorait probablement qu’à l’âge de trois ans j’avais été conditionné pour que face aux autorités je défende ma fausse identité. C’était la seconde foi que j’y étais confronté. Ce jour là, les avocats René Floriot et Robert Badinter étaient à la barre, et se fut … un cauchemar.

L’audience terminée, le pasteur Berrus m’a demandé pourquoi j’avais réagis négativement. Si j’avais été en confiance je lui aurais dis : « Tout au fond de moi je sais que cela est vrai, et j’ai peur, car trop de secrets planent sur ma tête. Je refuse de devenir fou en rayant d’un trait 11 ans d’existence pour plonger dans l’inconnu en renonçant à savoir pourquoi ». Mais n’ayant aucune confiance en ce pasteur, je lui ai dit, « Je suis comme Corto Maltese : ma ligne de chance est brisée alors je la retrace au couteau», et cela s’est su.

En 1981, Claude Lelouch dans le film « Les uns et les autres» a complaisamment pastiché Robert Badinter. C’est Robert Hossein qui incarne le grand avocat abolitionniste Robert Prat (on prononce prate, comme Hugo Pratt). Son histoire est celle d’un enfant recueilli par un ecclésiastique et qui retrouve sa mère après de longues années.

Bien loin de l’univers d’Hugo Pratt, j’ai récemment eu quelques échanges épistolaires avec Robert Badinter. Son éloquence d’avocat a disparu derrière la langue de bois du politicien.

Sagesse… ?!

(Nalolo, Photo M-C, archive perso)


23 - Zambie, Nalolo, mars 1963.

L’arrivée du Kuomboka est une grande fête tribale. Elle a commencé la veille et dure encore deux jours. On pratique une suite de rites où l’on honore les esprits par des chants, des danses et de la musique. Ces esprits sont souvent des animaux que l’on incarne en les imitant jusqu'à ce que les danseurs entrent en transe. La fête est accompagnée d’une copieuse consommation de bière de maïs. Les missionnaires y participent sous prétexte d’y introduire un peu de christianisme, mais en réalité ils se régalent.

J’y ai participé les trois jours avec Marie Claire. Comme un africain j’ai tout vu et j’ai beaucoup dansé, et quand j’étais fatigué je dormais sur une natte parmi les musiciens.

C’est un fantastique souvenir sorcier ;-)

(Nalolo, Photo M-C, archive perso)


24 – Zambie, Léalui, Avril 1963.

Le séjour à Nalolo se termine. La station de Léalui a été en partie réparée après les dégâts de l’inondation et avec Marie-Claire nous y retournons. C’est encore Pierre Atger qui vient nous chercher en barque à moteur. Nous faisons une halte de quelques jours à Séfula chez les Atger. Il y a Madeleine ainsi que son frère et sa sœur ainés, François et Catherine, qui sont revenus de pension pour les vacances de Pâques.

Et comme l’ambiance est bonne on prend quelques photos. Un couple entouré de 4 enfants… Comme si la famille était de nouveau au complet. Plus tard, au dos de ces photos Dora Atger se choisira des légendes accompagnées de ces anecdotes qui rendent les choses si naturelles et vraies.

Nous repartons pour Léalui en emmenant avec nous Madeleine qui, en notre compagnie, a l’air enfin si bien. Elle restera 2 jours puis retournera à Séfula. De ce second séjour à Léalui, je garde un souvenir de paix dans une nature très belle qui ressemble beaucoup à la Camargue. Marie-Claire me montre et m’explique la nature qui nous entoure comme lors de cette ballade où a été prise la photo.

(Jean-Louis Empain, Léalui, Photo M-C, archive perso)


25 - Zambie, Léalui, Avril 1963.

Je suis pieds nus et très fier, car je viens de monter tout seul dans la pirogue. Il y a deux mois je n’y étais pas arrivé. Mais ce coup-ci, dans vingt centimètres d’eau, pas de problème, je monte du premier coup. On voit aussi que je reste prudent assis au fond en tenant le bord, ce truc en planches tordues, ce n’est pas stable du tout !

Encore merci à Marie-Claire qui une fois de plus a été formidable avec moi. On s’entendait sincèrement bien tous les deux. Et ce qu’elle aimait aussi c’est que Pierre devait veiller sur moi et que du coup ils étaient très souvent présents. Tout les deux s’entendaient aussi sincèrement bien et ils trouvaient formidable de se retrouver souvent. Bien plus tard, j’ai appris qu’ils s’aimaient déjà depuis quatre ans, et cela a duré jusqu’à la mort de Pierre. En secret toujours, ils ont eu une enfant qui a aujourd’hui 40 ans et que j’ai rencontré ces derniers temps.

Mais moi, l’enfant Gaspard, à cet instant ce n’est pas mon affaire. D’ailleurs tout ce que je vois c’est qu’ils sont « formidables ». Hélas, indirectement, leur relation illégitime va à deux reprises contribuer à me plonger un peu plus dans le pétrin.

(Jean-louis Empain, Léalui, Photo M-C, archive perso)


26 - Zambie, Léalui, Avril 1963.

Lui c’est Pimick. Un oiseau blessé que quelqu’un du dispensaire a soigné. Il boite et ne peut plus voler. Il est apprivoisé et vit en chapardeur. J’ai testé à peu près tout ce qu’il accepterait de manger et on est devenus un peu amis. Il me suit partout, il est même un peu collant à la longue. Des fois je le chasse ou je l’insulte mais il revient toujours. Des fois il rentre dans une pièce et pique un truc pour le mettre dehors, ou alors il s’amuse avec sa spatule à pincer n’importe qui par surprise. Quand on en a marre alors on lui met un élastique 5 minutes autour du bec.

(Pimick, Léalui, Photo M-C, archive perso)


27 - Zambie, Léalui, Avril 1963.

Lui c’est Sépiso, il est à peine plus jeune que moi et l’on s’entend très bien. Il connaît quelques mots de français et moi quelques mots de Silozi que m’a appris Nicodéma, avec ça plus un geste ou un regard on se comprend parfaitement. Moi je lui montre des trucs de blanc comme de rentrer dans une maison pour demander un verre de sirop, et lui des trucs africains comme de trouver des nids au bord du fleuve, d’effrayer les oiseaux et de gober les œufs tout chauds.

J’ai appris que Sépiso est orphelin et je demande ça veut dire quoi orphelin ? On m’explique gentiment, et je pause d’autres questions, ils sont où mes parents ? c’est qui mes parents ? elle est où Monique ? elle est où Fabienne ? etc.… Et on est très gêné pour me répondre et on me rassure avec des trucs, comme on est tous dans la main de Dieu, nous somme tous frères et sœurs, Marie-Claire c’est un peu comme ta Maman, Pierre c’est un peu comme ton papa, on aura surement bientôt de bonnes nouvelles pour toi.

Dans mon esprit d’enfant je n’ai pas vraiment encore la notion du temps, ma mémoire fonctionne bien et les souvenirs conscients auxquels je peux me référer sont en grande majorité dans des lieux différents avec des gens différents. Quelqu’un m’a dit d’être courageux et de faire ce qu’on me demande, et je fais au mieux, cela me semble normal le monde est comme ça.

J’ai trois ans et demi, cela fait 10 mois que je n’ai pas vu mes parents, 5 mois que personne ne peut m’en parler et je n’ai pas une photo d’eux. Le Docteur Picot qui suit mon séjour de loin a donné des consignes pour que l’on ne me dise pas n’importe quoi et que j’ai l’esprit occupé ailleurs. Elle a bien fait, je suis là, la vie est autour de moi et j’en fais partie, l’esprit africain et missionnaire est assez collectif, j’y ai ma place.

(Sépiso, Léalui, Photo M-C, archive perso)


28 – Zambie, Séfula, mai 1963.

Pierre me raccompagne à Séfula, il est de très bonne humeur et il semble qu’il se soit passé quelque chose de très important. IL me dit que tout s’arrange et qu’il aura bientôt de très bonnes nouvelles pour moi, il m’en parlera plus tard ce sera une surprise. Effectivement à Séfula il y a un vrai photographe qui vient pour faire mon portrait. On m’a mis des habits du dimanche et je pose avec un chasse mouche que je tiens comme un sceptre royal. C’est un très bel objet que je possède toujours, une queue de gnou au bout d’un manche taillé en double torsade dans l’ivoire. C’est un authentique symbole royal, cadeau du roi à ses conseillers blancs. Ils l’ont avec eux lorsqu’ils siègent à ses côtés.

Je ne le saurais que très longtemps après, mais ce qu’il se passe, c’est que le contact est rétabli avec ma famille. Et qu’elle a envoyé ce photographe venu spécialement de Lusaka pour qu’il fasse des photos de moi. Ils pourront être ainsi rassurés, l’enfant va bien. Il est souriant et semble en pleine forme. Même si on a retrouvé mes parents, il faut encore organiser mon rapatriement ce qui n’est pas une mince affaire. Alors on ne m’explique pas vraiment ce qu’il se passe, car je risquerais de trouver le temps long.

Ce photographe est très gentil. Comme les trois enfants Atger sont aussi là, ils ont droit à leur séance photo. Quelques jours plus tard, les tirages arriveront : 4 portraits, même cadrage, même lumière de 4 enfants comme d’une même famille… un peu comme les photos déjà faites à Pâques, d’un couple entouré de 4 enfants… comme si la famille était au complet… Dora Atger constitue son album…

Récemment j’ai écouté attentivement le making-off du film « La vie est un long fleuve tranquille », Etienne Chatilliez dit à un moment, « on a pris son image, on a volé son âme, un peu à la manière africaine ». Je complèterais en disant qu’en Afrique, le sorcier est souvent blanc…

(Jean-Louis Empain, Mongu, Photo X, archive perso)


29 – Zambie-Zimbabwe mai 1963.

Madame le Docteur Picot a veillé à ce que je ne séjourne pas trop longtemps dans une situation malsaine chez les Atger. J’ai alors été dans la famille belge puis avec Marie-Claire, et toujours dans des lieux très collectifs, afin que je ne fasse pas un transfert affectif sur une femme qui ne serait pas ma vraie mère. Et même si je suis sous la responsabilité d’une personne comme Marie-Claire, c’est la communauté qui s’occupe de moi tour à tour. Cela fait 6 mois que cela dure, et je pose trop souvent des questions gênantes. Maintenant que l’on pense avoir retrouvé mes parents, il faut m’occuper l’esprit en attendant que je puisse les rejoindre vraiment.

Pierre Atger doit partir 3 semaines en expédition avec toute une équipe. Il est décidé que je serais du voyage. Ça va me distraire. Le but du voyage est d’aller visiter une partie du Zimbabwe pour évaluer les besoins et si les missions pourraient s’y implanter. La mode est à la décolonisation. Au Zambèze on a formé des cadres africains et les européens vont graduellement se retirer pour éventuellement continuer ailleurs. On va donc rencontrer des gens dans pleins d’endroits souvent retirés. On va traverser la pleine du Zambèze et faire une boucle dans le Zimbabwe jusqu’à Bulawayo, soit environ 3000 km. Un peu de route, beaucoup de piste et même du hors piste. C’est une équipe d’une quinzaine de personnes : pisteurs, chasseurs, cuisiniers et boys avec quatre européens dont une infirmière, plus moi. Nous sommes répartis dans 2 jeeps et un camion, avec tout le matériel de campement et plusieurs jours d’autonomie. Un authentique safari.

C’est très probablement par cette route que l’on voit sur la photo que nous sommes partis à travers la pleine pour une véritable aventure. J’avais trois ans et demi et j’ai vu des antilopes, des éléphants et des hippopotames au bord du Limpopo, des gnous, des charognes avec des rapaces, des énormes grenouilles qui sautent sur des nénuphars géants au milieu de fleurs magnifiques, des colonies d’oiseaux en pagaille. On a franchi des rivières à gué, en sortant certaines fois les véhicules avec un treuil. On a aussi pris des bacs avec des équipes de rameurs, on s’est enlisé dans la boue et le sable. J’ai dormi sur un lit de camp dans des cases de différentes tribus, ou sous des tentes plantées autour du feu, avec pleins de bruits d’animaux et des chasseurs qui veillent le fusil de coté. J’ai même aussi dormi dans des draps d’un motel luxueux. Ce périple nous a mené jusqu’aux ruines du grand Zimbabwe, vestige de l’empire du Monomotapa.

Un souvenir extraordinaire que j’aurais rarement l’occasion de partager. Pour bien des raisons, les enfants Atger ne doivent pas comprendre pourquoi moi j’ai pu faire des trucs pareils et pas eux. Et dans leurs souvenirs ce n’est pas là que je dois être à ce moment, mais à l’hôpital de Shéshéké, puisqu’on va leur faire croire que je suis vraiment leur petit frère qui va mieux. Alors quand j’évoquerais en public ce voyage, on me coupera la parole et on parlera d’autres choses, et si j’y reviens on minimisera où on dira que je confonds. Et c’est seulement quand je serais seul avec Pierre que je pourrais en reparler un peu.

C’était super ! J’avais trois ans et demi et j’ai vécu tout ça !

(Mongu, Photo X, archive perso)


30 – Happy end ?

C’est la fin de l’expédition au Zimbabwe. A Sénanga, une des dernières étapes avant le retour à Mongu, nous avons récupéré Marie-Claire qui rentre avec nous. Le campement a été installé dans la plaine pour la nuit, toujours façon safari. On est très content de se retrouver et je veille un peu avec Marie-Claire en lui racontant ce que j’ai vu, puis je vais dormir sous la tente avec le pisteur. Pierre et Marie-Claire restent encore près du feu en compagnie des chasseurs. Il y a du nouveau et ils doivent organiser pas mal de choses.

On ne m’en a toujours pas parlé mais le contact avec ma famille a été rétabli. Elle a pu être rassuré sur mon sort. Je devrais donc pouvoir les retrouver bientôt. Mais je suis au fin fond du haut Zambèze où tout est très long et compliqué. Alors ce sont les missionnaires qui vont se charger de me rapatrier.

C’est Marie-Claire qui doit me raccompagner en Europe. On se connait bien et elle pourra assurer la transition en douceur lors des retrouvailles avec ma famille.

Bien que je n’ai pas de papiers pour la douane, une solution pragmatique a été choisie : on va m’en faire juste pour l’occasion. Petite entorse à la loi. Mais nous sommes tous dans la main de Dieu, et de ses serviteurs… Et pour la bonne cause, une certaine Graziella, sage femme à l’hôpital de Livingstone a fait parvenir chez Pierre Atger quatre certificats de naissance vierges signés et tamponnés.

Par ailleurs, Pierre Atger et François Escande vont aussi rentrer en Europe avec leurs familles. Officiellement ils ont fini leur temps en mission, mais Pierre et François sont des amis de longue date et ils sont en Zambie pour la même raison : ils se planquent. En France un procès vient de se terminer sans qu’on ne les soupçonne, la voie est libre, ils rentrent enfin.

Ce soir là, Pierre et Marie-Claire ont bien des choses à se dire, notamment parler de leur avenir qu’ils espèrent commun un jour.

Madame le Docteur Picot a veillé sur moi depuis 6 mois que je suis en Zambie. Je suis en bonne santé et plein de vie. J’ai bien supporté les péripéties, ma solitude est toute relative et je ne me sens pas abandonné.

(vrais faux documents perso)